Pour un objet commun,

Un projet pédagogique et artistique pour l’ESA Saint-Luc Liège

“Tous les arts ont produit des merveilles. Seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres.” (Saint-Just, cité par Pierre-Henri Tavoillot dans Comment gouverner un peuple-roi ?, Odile Jacob, 2019)

Pour tous les genres de systèmes réels qui existent dans le monde, qu’il s’agisse d’unités physiques ou biologiques (…), le monde est trop complexe : il contient plus de possibilités que ce à quoi le système peut réagir tout en se conservant.
(N. Luhmann, La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale [1968/2000], Paris, Economica, Études sociologiques (coll.), 2006)


Les instituts Saint-Luc se sont construits sur des valeurs évangéliques d’ouverture, de tolérance et de respect de la pluralité. Exemple d’écriture chorale s’il en est, les Évangiles sont aussi, dans leur mode d’existence, la réalisation d’un méta-texte, d’un texte qui se tisse entre d’autres textes, expression d’une pensée qui rassemble, qui permet de faire communauté. C’est sans doute, au-delà des trois valeurs essentielles citées en exergue, dans cette capacité à faire communauté par une écriture chorale que nous pourrions engager ce projet d’établissement à la fois pédagogique, artistique et, bien entendu, politique.

Depuis de nombreuses années, nous exprimons un sentiment de crise, sinon permanente, du moins régulièrement répétée. Celle qui nous touche le plus collectivement étant sans doute la crise démocratique aiguë que nous traversons.

La démocratie libérale souffre d’une terrible crise de la représentation, d’une grave impuissance publique et d’un profond déficit de sens. Autrement dit, elle aurait perdu, en cours de route, à la fois le peuple qui la fonde, le gouvernement qui la maintient et l’horizon qui la guide.

(Pierre-Henri Tavoillot, Comment gouverner un peuple-roi ?, Odile Jacob, 2019)


Si cette inquiétude nous traverse, elle ne nous comble pas et, fort heureusement, des voix s’élèvent pour tenter d’y faire face, pour ouvrir des voies nouvelles à notre pensée et, surtout, à notre action. L’objectif de ce projet est d’en relever quelques-unes, de les agencer, de les mettre en résonance avec les objectifs de formation de l’École Supérieure des Arts Saint-Luc de Liège pour, en évitant d’écrire un itinéraire fantaisiste sur un territoire inconnu, identifier des guides qui permettront de poursuivre l’adaptation de cette jeune centenaire à un monde définitivement en transition.

Communauté

Liège est une ville d’un peu moins de 200 000 habitants, située dans une aire urbaine de 600 000 habitants. À 50 km d’Aix-la-Chapelle ou de Maastricht, elle est l’une des villes capitales de l’Eurorégion Meuse-Rhin.
L’École Supérieure des Arts Saint-Luc qu’elle accueille est un établissement d’enseignement supérieur artistique qui propose 10 formations : 6 au niveau bachelor (BD, illustration, photographie, peinture, sculpture, publicité) et 4 au niveau master (architecture d’intérieur, communication visuelle et graphique,
conservation-restauration des œuvres d’art et design industriel). Elle co-organise avec l’Université de Liège l’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur.
Elle est installée à proximité immédiate du centre-ville, dans l’ancienne caserne Fonck, dans le quartier – ou sur l’île – d’Outremeuse.
Son implantation est constituée de bâtiments et d’espaces ouverts. Elle est partagée avec l’École Supérieure d’Architecture de l’Université de Liège.
Ancienne enceinte militaire cernée de murs, elle a récemment fait l’acquisition d’une “vitrine” sur l’espace public, boulevard de la Constitution.
Elle accueille 1 200 étudiant·es, et l’on en compte environ 2 500 sur le site de l’ancienne caserne Fonck en incluant les étudiant·es de la Faculté d’Architecture.
C’est donc une petite cité dans la cité, offrant en elle-même une première dichotomie entre arts visuels et arts de l’espace, d’une part, et architecture, d’autre part. Chaque option au sein même de l’ESA Saint-Luc Liège constitue également une unité identifiable, avec ses espaces propres et sa communauté
d’enseignant·es et d’étudiant·es.

Il est possible – du moins je le pense – de réinventer la démocratie à partir de l’idée du vivant en tant qu’indétermination constitutive, capacité de métamorphose, de prolifération, d’ouverture radicale sur la multiplicité. De plus, dans la mesure où la Terre est notre demeure à tous, cela signifie qu’habiter, c’est nécessairement cohabiter et qu’il y a un droit à l’hospitalité et un droit à la respiration pour tous, absolument fondamentaux.

(Achille Mbembe, « Réinventer la démocratie à partir du vivant », entretien publié dans Le Monde du 3 mars 2023)




Qualité


Un travail remarquable a déjà été accompli en vue de l’engagement dans une démarche qualité. Si, dans un premier temps, cette dynamique avait semblé teintée d’une désagréable aura de management brutal – la démarche qualité servant trop souvent d’habillage moral à de violentes optimisations des marges bénéficiaires –, elle a désormais démontré sa capacité à assurer une adaptation régulière des moyens mis en œuvre à des objectifs et des valeurs communément acceptés.
Cette démarche est également remarquablement à l’œuvre dans la mise en place des journées pédagogiques. Celles-ci associent adroitement des apports extérieurs sur l’évolution des conditions d’activité de l’école (recherche, actualité légale, sensibilisation à la lutte contre les discriminations, les
violences sexistes et sexuelles…), et la reconnaissance des savoirs internes par l’échange de bonnes pratiques pédagogiques et artistiques.
En complément de ces approches qualitatives, un ensemble d’indicateurs quantitatifs pourrait également être défini pour mieux objectiver l’impact des mesures mises en place. Certains moments, comme les portes ouvertes ou les inscriptions à l’examen d’entrée, permettent d’évaluer les attentes a priori des étudiant·es. Un questionnaire soumis aux diplômés trois ou cinq ans après leur sortie de l’école permettrait également de saisir les éventuelles adaptations nécessaires pour une meilleure intégration économique et sociale des alumni, ou encore de veiller à une bonne actualisation des conditions professionnelles d’exercice des compétences artistiques. En identifiant valeurs, objectifs et indicateurs, la démarche qualité permet de construire une gouvernance dialectique avec la communauté de l’établissement.

Gouvernance


Si le décret de 2001, fixant les règles spécifiques à l’enseignement supérieur artistique organisé en Écoles Supérieures des Arts (organisation, financement, encadrement, statut des personnels, droits et devoirs des étudiants), et le décret Paysage de 2013 (réformé en 2022) régissent l’organisation de
l’établissement, ils ne sont pas forcément d’une lisibilité simple pour la plupart d’entre nous. Il s’est donc notamment agi d’assurer la mise en place et le fonctionnement d’instances collégiales intégrant des représentant·es de l’ensemble des acteurs et actrices de l’établissement et de travailler à la
transparence et à la lisibilité des règles fonctionnelles de l’établissement au travers d’un règlement des études remarquable par sa précision.

« Mais dans la maison du juste vivant de la foi et voyageant encore loin de la céleste cité, ceux mêmes qui commandent sont les serviteurs de ceux à qui ils paraissent commander. Ce n’est point par la passion de dominer qu’ils commandent, mais par la loi du dévouement, non par l’orgueil d’être le maître, mais par le devoir de la providence. »

(Augustin, Cité de Dieu, XIX, 14)


Il y a bien des choses que nous ne pouvons plus approuver dans ce texte, puisque nous vivons à l’âge de l’égalité et de la laïcité. Du moins pouvons-nous y trouver cette idée à la fois très profonde et opérationnelle : la bonne autorité, celle que nous recherchons avidement à l’âge démocratique, est celle qui fait grandir à la fois celui qui l’exerce et celui qui s’y soumet. Elle permet à l’un et à l’autre de devenir plus grands, c’est-à-dire adultes. Par où l’on retrouve l’étymologie du terme : l’autorité est ce qui augmente, non seulement le pouvoir de l’argument, mais aussi l’humain. Alors que l’autoritarisme infantilise, l’autorité émancipe.

(Pierre-Henri Tavoillot, Comment gouverner un peuple-roi ?, Odile Jacob, 2019)

Dans la réflexion sur la gouvernance d’un établissement d’enseignement supérieur, l’objectif est bien d’assurer une dynamique émancipatrice permettant à la fois l’épanouissement de chacun et chacune et sa capacité à agir au sein de la société.

Émancipation


Les différentes instances – Conseil de gestion pédagogique, Conseil social, Conseil culturel, Conseil des étudiants et Conseils d’options – doivent créer les conditions d’un dialogue constructif sur l’ensemble des questions qui traversent la vie de la communauté de l’ESA et les moyens d’une cohabitation en bonne intelligence avec son environnement (urbain, social, professionnel, économique, naturel).
C’est notamment dans ce dialogue, au sein de la communauté et avec l’environnement, que peut se construire la capacité à agir en citoyen responsable. Ces instances de gouvernance remplissent donc également un rôle important dans la pédagogie de l’établissement.
Mais cela ne suffit pas : il faut également rendre possible l’émergence des projets. C’est l’un des mérites essentiels de l’initiative Tous Créacteurs, qui pourrait sans doute gagner en ampleur en se positionnant au niveau eurorégional.

Ouverture


La création artistique porte en elle un mode alternatif d’agir. Si les sciences ont longtemps véhiculé – bien que cela évolue – une vision prométhéenne de l’action humaine, qui brise pour comprendre et remplace le naturel par l’artefact, les arts semblent quant à eux porter une vision plus orphique, tâchant, par l’écoute et le chant, de participer aux harmonies naturelles.

Les oiseaux nous apprennent à multiplier les mondes. Je ne veux pas faire tout le travail d’imagination à la place du lecteur. Le rôle du philosophe est de mettre, après soi, les lecteurs au travail jubilatoire de la pensée.

(Vinciane Despret, in Vinciane Despret, une écologie de la cohabitation, France Culture, 23 février 2021)

Cette pluralité des mondes, à laquelle nous sensibilisent, selon Vinciane Despret, les oiseaux, doit à la fois être invitée à l’école et expérimentée par la mobilité. Si le programme ERASMUS+ facilite grandement les échanges à l’échelle européenne, des dynamiques eurorégionales pourraient favoriser une mobilité plus proche, mais tout aussi enrichissante. Une initiative comme The Artists + The Others montre que des questions artistiques traversent ce territoire eurorégional et que des solutions conjointes peuvent être recherchées.

Disciplines, interdisciplines, transdisciplines


“Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt”
(Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde, Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-philosophicus, 5.6)


La diversité des modes d’organisation de l’enseignement artistique va de pair avec la diversité des langues et des cultures. Dans le paysage européen de l’enseignement artistique, les instituts Saint-Luc représentent à la fois une rigueur disciplinaire des options et une tolérance humaniste des comportements. Deux types d’organisation des enseignements polarisent ce paysage : une organisation construite sur les disciplines artistiques qui laisse une part à la transversalité et, à l’opposé si l’on veut, une organisation transdisciplinaire, focalisée sur la mise en place d’une écriture originale appuyée sur l’ensemble des disciplines artistiques. Regroupant enseignement des arts appliqués et libéraux, les ESA belges sont constituées sur le premier modèle. À l’inverse, la séparation entre des filières appliquées et libérales a conduit les écoles françaises, par exemple, à développer une approche
transdisciplinaire.

Ces deux approches sont complémentaires et leur co-existence permet à la variété des aspirations des jeunes gens se destinant à des carrières artistiques de s’exprimer.
Deux éléments me semblent importants à souligner. D’une part, le fait que l’attachement à une discipline artistique construit un rapport spécifique au monde. Les interactions matérielles induites par une pratique spécifique sont hautement constitutives d’un imaginaire des relations au monde. On peut ainsi parler d’une photographie ou d’un film “de peintre” (Hunger de Steve McQueen, par exemple, ou encore ZOO de Peter Greenaway) ou d’une peinture cinématographique, ou encore d’une peinture de sculpteur (comme celle de Jean-Baptiste Carpeaux, entre autres). Ces nombreux exemples indiquent deux choses :
– la spécificité d’un rapport au monde induit par une pratique
– la richesse de ses apports à d’autres pratiques artistiques.

Ou pour le dire autrement : la force constitutive d’une pratique disciplinaire, la richesse formelle induite par l’interdisciplinarité et la manifestation de l’art de manière transdisciplinaire.
La mise en place de plages d’interdisciplinarité, opérée d’ores et déjà dans les ESA, revêt donc un caractère aussi fondateur que la maîtrise disciplinaire.
Quant à la transdisciplinarité, c’est sans doute dans la problématisation des pratiques qu’elle peut s’appréhender. Lorsque des créateurs issus de différentes disciplines travaillent en commun pour répondre à une demande extérieure ou aborder une question de société.
Ces projets communs ont également le mérite de mettre en valeur les capacités d’organisation et de gestion de projet, indissociables des compétences artistiques et techniques des étudiant·es des écoles supérieures d’art.

Interfaces


La valeur d’ouverture, affirmée à l’ESA Saint-Luc Liège, gagnera à se déployer sur des espaces de partage de compétences, de connaissances et d’équipements. Les ESA disposent de nombreux ateliers techniques bien outillés. Elles forment des créateurs à fortes compétences techniques. Un lieu intermédiaire entre le laboratoire, l’atelier et l’incubateur permettrait de démontrer quotidiennement auprès d’un public large les nombreuses compétences des étudiant·es formé·es à l’école.
L’art est un facteur d’épanouissement et d’innovation. La solidarité requise par les nombreuses transitions auxquelles nous participons (énergétiques, économiques, écologiques…) invite les ESA à engager un dialogue renouvelé avec leur environnement. Si une galerie d’école constitue une vitrine, la mise en place d’ateliers de médiation et d’éducation artistique animés par les étudiant·es peut compléter le dispositif tout en offrant une plateforme de professionnalisation.

Par ailleurs, un incubateur pourrait accueillir, entre le diplôme et l’autonomie économique, de jeunes créateurs pour les aider à franchir ce pas décisif. Cet incubateur devrait prendre la forme d’un atelier de production partagé entre les étudiant·es diplômé·es, les professionnels et le public. Une structure entre le fablab, le living lab et le tremplin économique pour jeunes diplômé·es, valorisant auprès d’un large public les compétences de nos étudiant·es. En s’ouvrant aux publics, la bibliothèque pourrait participer à ce projet, créant un espace de savoirs et de pratiques à disposition des élèves, des diplômé·es et de la communauté créative liégeoise.

Projet(s)


[…] la confiance (…) constitue une donnée élémentaire de la vie en société. Certes, l’homme a, en de nombreuses situations, le choix d’accorder ou non sa confiance à divers égards. Mais, s’il ne faisait pas confiance de manière courante, il n’arriverait même pas à quitter son lit le matin. Une angoisse indéterminée, une répulsion paralysante, l’assailliraient.
(N. Luhmann, op. cit.)


La création artistique est sans doute l’un des vecteurs les plus importants et accessibles d’épanouissement personnel. C’est également un milieu professionnel ; cette articulation entre une vocation (fatalité ou insatiable appétit) et une profession (qui permet l’autonomie économique) est essentielle lorsqu’on envisage l’enseignement artistique.

Comment s’assurer que les enseignements que nous délivrons répondent aux enjeux d’un monde contemporain en transition ? De grands changements sont à l’œuvre : la guerre est à nouveau aux portes de l’Europe, la conscience de notre responsabilité sur l’épuisement des ressources, une espèce humaine
consciente de la possibilité de sa finitude et de sa responsabilité globale sur l’ensemble du vivant. Comment se positionner en tant qu’artistes alors que les alertes d’urgence saturent l’espace des consciences ? Sans doute en reléguant la question de son autonomie au second plan et en travaillant ses interactions avec l’ensemble de son environnement dans les dimensions sociales,
environnementales et économiques.

C’est en jetant des ponts, ou plus humblement, en posant quelques pierres pour invoquer un gué, que nous pouvons espérer conjuguer l’opposition apparente entre des urgences sociales, économiques, environnementales et le lent développement d’une personnalité d’auteur (ou d’un talent artistique selon
la formulation qu’on préférera). C’est aussi, comme le dit Achille Mbembe, en acceptant notre “indétermination constitutive” ou plutôt notre perpétuelle et joyeuse métamorphose en ce que nous n’étions pas hier et ne serons plus demain.

Pour engager ce mouvement qui ne peut être que collectif, il importe de partager un objet commun. Considéré avec attention depuis les points de vue différenciés des acteurs et actrices qui animent (au sens premier) quotidiennement l’école, il est, sans qu’il soit besoin de lui donner une forme unique ou figée, ce qui nous permet de nous reconnaître, ce que nous sommes et ce que nous faisons, le résultat de notre travail.

Les instances de gestion concourent à faire émerger des orientations, des objectifs et des méthodes partagées. Les données quantitatives, les indicateurs, les analyses statistiques nous permettent d’ajouter à notre attention constante une mesure objective capable de remettre en question des habitudes de pensée. Ces deux outils ne doivent toutefois pas oblitérer l’importance d’une écoute attentive des bruissements de l’école. L’objet que nous pouvons partager est construit au quotidien par l’ensemble des acteurs et actrices de l’école. Ils et elles n’ont pas toutes la même facilité à faire entendre
leur voix.


Pour un objet commun, projet artistique et pédagogique pour l’ESA Saint-Luc Liège

Roland Decaudin, mars 2023